À la suite de résidences Art/Sciences au Mexique, desquelles ont decoulé  plusieurs expositions en collaboration avec des chercheuses  en géographie et en sciences politiques, je suis invité par Lluís Llobet, directeur de CAN à l’automne 2021 et au printemps 2022, à séjourner pour quatre semaines dans ce  lieu où se croisent, lors de résidences, des artistes et des chercheur·euses internationaux. Le Centre d’Art et de Nature est situé dans le village de Farrera, dans la province de Lleida en Catalogne. Le projet se déroule dans le cadre d’échanges européens développés entre CAN, l’Institut d’Estudis Ilerdencs de Lleida et La chambre d’eau en France.

L’enjeu premier de ce projet est de me proposer, artiste français, avec la distance qui est la mienne, de porter une lecture singulière et poétique sur la vallée de Burg, dans ces années de post-pandémie. La haute et large vallée de Burg est l’une des principales unités géographiques qui compose la région du Pallars Sobirà. On y entre par le village de Tirvia situé à l’entrée de la vallée qui a été lors de la guerre d’Espagne, l’un des villages âprement bombardé durant plusieurs jours et la configuration de la cité laisse de nombreux vides non reconstruits. Il est encore aujourd’hui le point nodal des trois vallées environnantes. Cette vallée comprend les villages d’Alendo, Burg, Farrera, Glorieta, Mallolís et Montesclado. Mon point d’ancrage se trouve dans le village de Farrera  qui  est également le nom aujourd’hui  de la communauté de communes et compte  une population de quatre-vingt-dix résident·es à l’année. Pour m’immerger dans ce territoire, j’explore tout d’abord le paysage dans une forme de réflexion géographique, comme le définit Danielle Méaux, spécialiste de la photographie contemporaine et auteure de plusieurs livres sur la question. Se met alors en place un protocole simple autour de marches lentes imposées par un matériel de prise de vue moyen format numérique et un trépied contraignant. Je chemine dans la porosité la plus totale avec les éléments, je me laisse pénétrer par la lumière, me fais surprendre par l’immanence des éléments, pour que tout concourt à ce que, comme une apparition, la possibilité d’une prise de vue surgisse. 

Pour écrire un nouveau récit de ce lieu en mutation, j’arpente quotidiennement les espaces et élabore peu à peu une connaissance fine et documentée de mon terrain de recherche, tout en créant des habitudes et des relations avec lui. J’articule peu à peu une représentation personnelle du paysage imprégnée de l’histoire et du patrimoine matériel et immatériel. La première lecture de ce fond de vallée fait émerger une esthétique attrayante dont je me méfie car propre à celle que l’on trouve dans tous les massifs montagneux. Le projet est alors de mettre en œuvre une autre iconographie, loin des images pittoresques magnifiées par la chaude lumière catalane et loin des vues idéalisées qui illustrent les articles de magazines, les cartes des Parcs naturels et les comptes Instagram des nombreux marcheur·euses qui parcourent cette partie de la montagne. Dans un premier temps, j’utilise l’unique route indispensable à la vie des habitant·es, aux quelques échanges économiques et à l’accueil des touristes venu·es à la belle saison pour les randonnées dominicales et estivales. Cette présence est évidemment complexe et parfois consumériste, mais nécessaire à l’économie locale. Le rare passage de véhicules m’interroge sur la complexité de vivre dans ce territoire. J’aime à me perdre dans une errance habitée par une grande quiétude, tout en me questionnant sur la beauté bucolique de ces hameaux et de ces villages endormis. Certains sont presque vidés de présence humaine et les habitant·es y vivant toute l’année doivent se sentir à la fois un peu abandonné·es et préservé·es. En marchant, je m’imagine que cette voie sinueuse a peut-être été l’une des routes empruntées lors de l’exode rural à partir des années 1950.

Vivre aujourd’hui dans l’urgence de notre époque dans une vallée dont le hameau le plus haut est à 1360 mètres d’altitude demande une véritable organisation au quotidien, une adaptabilité de tous les instants et colore évidemment les rapports humains. Mes protocoles de éplacement se complexifient en suivant les sentiers à travers la montagne qui permettent de rejoindre les villages et hameaux. La mise en place de ces cheminements pédestres se révèle presque comme un acte symbolique, car mettre ses pas dans ces espaces marqués par les pas des hommes et des animaux sont comme autant de traces transmises durant de nombreuses décennies par la mémoire collective. Je garde en tête que durant la guerre civile espagnole, la topographie hostile et encaissée a certainement servi de porte de salut aux exilé·es en quête d’un ailleurs. 

Depuis les années 1970, le dépeuplement de la vallée s’inverse lentement et cette dernière, encore très peu dense en population, se métamorphose progressivement. De nouvelles·aux pionnier·ères, mais cette fois-ci urbain·es, s’y installent venant quasiment tous·tes de Barcelone. Loin de la pollution des villes industrielles, dans l’utopie d’apprendre et de poursuivre les savoir-faire des dernier·ères paysan·nes, avec l’envie de construire du collectif, ces nouvelles·aux habitant·es changent de vie et d’habitudes. Ce retour à la nature est teinté d’une volonté d’autosuffisance que l’on retrouve aujourd’hui par la présence de nombreux jardins. Le profond désir de vivre en adéquation avec le milieu naturel reste très présent pour la dernière génération de rurbain·es et témoigne de la conscience de produire autrement pour agir sur le changement climatique. La transformation du bâti crée des traces visuelles d’un renouveau qui se déploie. La conscience écologique n’est pas un vain mot ici aussi. Elle infuse lentement chez ces nouvelles·aux habitant·es et s’exprime également dans la revendication des enfants du pays. La réappropriation du territoire déjà initiée, mais qui s’accélère dans ces années de post-Covid, marque l’envie de cette génération de trentenaires de se réinstaller au pays, après quelques années de vie en ville pour suivre des études et se réaliser professionnellement. Dans l’urgence de cette période durant laquelle la gentrification et le déploiement des maisons secondaires a pour effet immédiat la flambée du prix du terrain, il est important pour eux de pouvoir retrouver une place dans les lieux de leur enfance.

Une fois les prises de vue dans le paysage effectuées, je m’attèle plus particulièrement à la réalisation de portraits d’une palette de personnages que je rencontre dans la vallée. Cette série d’images plus anthropologique est constituée à la fois de vacancier·ères  venu·es lors de courts séjours pour profiter de randonnées en montagne, des chercheur·euses et artistes résidant au Centre d’Art et de Nature, de quelques propriétaires de maisons secondaires venant pour la plupart de Barcelone et des habitant·es qui ont décidé de s’installer définitivement et qui redéfinissent les lieux depuis une dizaine d’années. Ce corpus porte une attention particulière à la singularité de ces nouveaux autochtones, tous·tes investi·es d’une motivation réelle de faire vivre ce territoire commun.

 Benoît Ménéboo